mercoledì 24 marzo 2010

QUAND UNE PHRASE ENGAGE UNE VIE

Quand une phrase engage une vie, par Pierre Assouline
DA LE MONDE DES LIVRES



On dit qu'un livre peut changer une vie. Parfois, on va jusqu'à le prétendre d'une page. Mais une phrase ? On hésite, à tort. Voyez le leitmotiv de Bartleby le scribe. Cela fait un bon siècle que les sectateurs français de cette nouvelle, fidèles du cercle de ses lecteurs jamais disparus, disputent de la meilleure manière de rendre dans notre langue la fameuse réplique par laquelle Bartleby ne cesse de refuser son consentement à la marche du monde : "I would prefer not to".


Pourtant, a priori, cela paraît simple. Ce serait méconnaître la pathétique complexité de l'anti-héros comique et mélancolique, résistant passif tout traversé de passions tristes, inventé par Herman Melville (1819-1891). D'autant que l'on aurait logiquement attendu un "I'd rather not" si l'auteur n'avait voulu, par la préférence négative, bien marquer la fin de non-recevoir un brin hautaine à toute proposition d'activité.

Philippe Jaworski, éditeur et traducteur du quatrième et dernier volume de son oeuvre romanesque qui vient de paraître dans la "Pléiade", y revient en détail, bien conscient que négliger un tel débat, aussi fondamental qu'interminable, lui eût valu des ennuis auprès de la secte. "Je ne préférerais pas" : ainsi traduit-il la devise, refrain et ritournelle de celui qui refuse d'accomplir tout travail, se fait un rempart de sa non-action catégorique et installe son oisiveté dans un coin de l'étude de son employeur, l'avoué qui n'en peut mais.

Imagine-t-on un instant le nombre de lecteurs qui en ont fait leur emblème et une philosophie pour la vie, à commencer par l'écrivain espagnol Enrique Vila-Matas ? Non sans l'adapter au passage au risque de susciter une nouvelle bataille d'Hern@ni dans la blogosphère, à la suite de Gilles Deleuze et de Maurice Blanchot qui s'en mêlèrent autrefois. "Je préférerais ne pas" garde ses partisans de même que "J'aimerais mieux pas".

Au fond, tout dépend comme on l'entend. Dans leur majorité, les auditeurs de Daniel Pennac l'entendent pour la première fois. Ceux qui, depuis près d'un an, se pressent à travers la France à sa lecture-spectacle de la nouvelle, y vont davantage pour lui que pour Bartleby, qu'ils ne connaissaient pas. Le romancier a découvert le texte dans la traduction "avec négation" de Pierre Leyris qui domine depuis les années 1950 ; mais lorsqu'il en a lu la version révisée plus tard "sans négation", il l'a adoptée : "Je ne préférerais pas"... La négation arrive après la préférence, moyennant quoi Bartleby rend cinglé son entourage. "Ce n'est pas que cela sonne mieux mais c'est plus proche de l'original", remarque-t-il en rappelant qu'"au fur et à mesure, le verbe varie du conditionnel à l'indicatif". Au début, les spectateurs rient ; puis ils s'aperçoivent que c'est une monade close sur elle-même et ne rient plus ; alors l'anxiété les gagne jusqu'à les faire compatir au désespoir de l'avoué. "Vous l'entendrez samedi prochain à Bures-sur-Yvette, à moins que vous préfériez ne pas."

UN MONDE RÉAPPARAÎT

Le grain de la voix, un geste de la main, une seule phrase et un monde réapparaît. A l'invitation des éditions Robert Laffont, une lecture d'extraits de Mon témoignage devant le monde, Mémoires du résistant Jan Karski introuvables en français depuis des années, fut donnée la semaine dernière à Paris sous les lambris de l'ambassade de Pologne. Naturellement conviés, les écrivains Yannick Haenel et Claude Lanzmann, protagonistes du feuilleton Karski de l'hiver, avaient accepté d'honorer la célébration ; finalement, ni l'un ni l'autre n'en furent après que l'un eût vérifié que l'autre en serait. Ce qui est pour eux regrettable, car leur héros se trouvait là, grâce à Andrzej Seweryn.

Entre deux représentations, le plus polonais des comédiens-français avait juste trouvé le temps d'honorer la mémoire de son glorieux compatriote. Querelles et polémiques soudainement mises à distance par la seule gravité de son timbre, il lut deux passages, l'un sur les conditions de vie dans le ghetto, l'autre sur la fameuse rencontre avec le président Roosevelt. Il termina sur une phrase qu'il solennisa en retirant ses lunettes afin de fixer son auditoire, ce qui eut aussitôt pour effet de lui accorder une vibration particulière. Quelques mots gravés au bas de la statue érigée près de la Maison Blanche à la mémoire du grand patriote polonais : "Et la liberté gémit lorsque Kosciuszko tomba". Grâce à cette voix si vivante qui s'était faite un court instant messagère d'une voix défunte, on comprit alors, mieux qu'en la lisant, comment une phrase peut engager une vie.

Pierre Assouline

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