venerdì 22 ottobre 2010

Kertész : «Quand je n'écris pas, je suis un homme inutile»


D'APRES LE FIGARO


Par Bruno Corty


L'écrivain hongrois, Prix Nobel 2002, publie son Journal des années 1960-1990.

Journal de galère est un passionnant document pour qui voudrait appréhender l'œuvre de Kertész et tout savoir sur son métier d'écrivain, ses lectures et sa vision de survivant de la Shoah pris dans l'engrenage du communisme.

LE FIGARO LITTÉRAIRE. - Moins de 300 pages en trente ans, ça semble peu pour un Journal?

Imre KERTÉSZ. - J'ai pratiqué beaucoup de coupes, car le manuscrit original était trois fois plus épais, mais il comportait des longueurs. J'ai réduit, mais tout en veillant à ne pas altérer le sens. Je n'ai jamais cessé d'écrire ce Journal. Pour réfléchir, j'ai besoin d'écrire, tout le temps, partout. Je suis un graphomane. Je peux dire avec Cicéron: «Pas un jour sans une ligne.» Quand je n'écris pas, je suis un homme inutile.

Dès la première page, évoquant votre premier livre en gestation, vous écrivez: «Tout est bon à jeter» Ça commençait mal…

Au début des années soixante, le seul fait de penser que je puisse un jour devenir écrivain avait quelque chose d'invraisemblable. Je n'avais pas les moyens matériels; je vivais dans une toute petite chambre en sous-location et je n'avais personne à qui dire que je voulais écrire un roman. La littérature de l'époque était victime de la censure stalinienne. Un jour, j'ai eu entre les mains La Mort à Venise, de Thomas Mann, et un petit livre jaune, L'Étranger, de Camus, dont je ne connaissais pas même le nom. Ce livre, j'en suis devenu esclave ! Et puis, j'ai découvert à la fin des années soixante Kafka, dont je relis ces jours-ci Le Procès. C'est l'écrivain du moindre détail; un tel géant ! Tout comme Flaubert: L'Éducation sentimentale est en tête de mes romans préférés. J'enrageais d'avoir attendu si longtemps pour découvrir ces merveilles. Je me disais: c'est ça, la littérature. Quelque chose que je pensais ne jamais pouvoir atteindre. Je vivais dans un sentiment d'infériorité perpétuelle.

D'où l'idée du suicide qui revient sans cesse. Faites-vous toujours vôtre la phrase de Cioran: «Un livre est un suicide différé»?

Chaque livre publié est un nouveau sursis. On ne peut mourir tant qu'on a des livres à publier. Il ne faut pas vivre trop longtemps non plus, car toute l'histoire finit par le déclin, la dépression. Quand ça arrive, il vaut mieux se jeter par la fenêtre… ou écrire. Vous ne pouvez pas imaginer le quotidien d'une dictature, sa grisaille atroce, son ennui terrible. Quand j'ai eu fini mon premier roman, Être sans destin, en 1975, je l'ai porté en main propre à l'un des deux éditeurs de Budapest, sans dire que j'en étais l'auteur. J'ai essuyé un refus aussi impoli qu'impitoyable qui se résumait à quelques formules: «langage incompréhensible, fautes de style, roman nauséabond et antisémite». C'en était trop pour moi. Pas l'offense, car j'étais sûr de moi et du livre. Mais l'amertume, l'absence d'avenir, d'issue. Que faire de ce texte?

En 1975, après quinze années d'acharnement, vous sortez des ténèbres…

Quand Être sans destin a paru, l'accueil a été grandiose, mais j'entendais les gens dire: «Quel dommage d'avoir écrit cette histoire si tard, ces événements appartiennent au passé désormais.» Et moi, je pensais et je pense encore aujourd'hui qu'Auschwitz est le plus grand traumatisme de l'histoire européenne et de la chrétienté. Si des gens l'ont oublié et si l'on n'y pense plus, ça reviendra, car rien n'est effacé. En pleine crise économique et financière mondiale, il y a encore des gens qui lisent Mein Kampf. Ne sachant pas comment sortir de la crise, ils cherchent des issues, et beaucoup retombent sur les slogans nazis. Le totalitarisme, c'est la solution de facilité pour certains ; cela dispense de réfléchir. L'individu n'est plus responsable de rien ; tout est entre les mains de partis politiques ou de meneurs. L'individu isolé n'oserait pas assassiner, mais, en nombre, on le fait par obéissance. Comme l'Europe n'a pas encore fait sa catharsis d'Auschwitz, tout peut recommencer demain.

Dans la suite de ce journal, Un autre (1991-1995) vous finissiez par ces mots: «Je me tiens à la limite de la vie et de la mort.» Et aujourd'hui?

J'ai terminé la moitié d'un roman qui me tient très à cœur. J'ai toujours l'envie. Vous savez, le plus troublant à mes yeux, c'est que la vie avait signé un contrat avec un garçon de quatorze ans. Elle lui avait dit: «Tu seras déporté à Ausch­witz, tu survivras et tu écriras.» C'était quelque chose d'absurde et de mauvais, mais ce quelque chose avait malgré tout un bon côté.

Journal de galère de Imre Kertész, traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, Actes Sud, 276 p, 21 €.

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