D'APRES LE MONDE DES LIVRES
Une rature : c'est par ce geste que prend forme l'idée géniale du retour des personnages sous la plume d'Honoré de Balzac, lorsqu'il remplace, dans le manuscrit du Père Goriot, en septembre 1834, le nom d'Eugène de Massiac par celui d'Eugène de Rastignac, grande figure de la future Comédie humaine, que le lecteur avait déjà "rencontré" trois ans auparavant dans La Peau de chagrin. Le romancier était sans doute conscient de la portée de son invention : après avoir conçu l'idée de relier tous ses personnages pour en former une société complète, il aurait traversé Paris, si l'on en croit le témoignage de sa soeur, pour annoncer à celle-ci : "Saluez-moi, car je suis tout bonnement en train de devenir un génie !"
A vrai dire, l'idée du retour des personnages d'un livre à l'autre du même auteur n'était pas tout à fait nouvelle. Plusieurs écrivains, et non des moindres, l'avaient déjà pratiquée, et cela dès le Moyen Age : Chrétien de Troyes, Rabelais, Madame de Lafayette... ou, à l'époque d'Honoré de Balzac, Fenimore Cooper dans le cycle des Histoires de Bas-de-Cuir (1823-1841), pour ne parler que des textes narratifs.
Balzac donne cependant au procédé une ampleur jusqu'alors inconnue, d'ailleurs presque inconcevable quand on se rapporte aux chiffres : près de 600 personnages reparaissent, sur les 2 500 êtres de papier qui peuplent l'univers de La Comédie humaine. Surtout, Balzac élève l'idée du retour des personnages au rang de système, ressort essentiel pour créer une oeuvre-monde visant à concurrencer l'état civil, selon la devise du romancier, et à peindre la fresque de l'état social contemporain.
Effet de familiarité
Félicien Marceau se demande même comment Balzac aurait pu faire pour éviter le retour des personnages : "Quand, dans Illusions perdues, allant à l'Opéra, Rubempré y rencontre Marsay et Rastignac que nous, lecteurs, nous avons déjà rencontrés dans d'autres romans, qu'y a-t-il d'étonnant à cela ? Tous les trois, ils vivent à Paris, dans le même temps." C'est dire à quel point on risque de prendre la fiction pour la réalité, ou vice versa... Expérience capitale : pour le lecteur, retrouver les personnages déjà connus crée un effet de familiarité, voire l'illusion d'entrer dans un univers pensé comme un réseau relationnel.
C'est dans ce sens que l'expression de "personnage reparaissant", employée pour le roman balzacien, n'est pas entièrement synonyme du "héros récurrent" que l'on connaît dans les oeuvres sérielles : cette dernière renvoie en effet au retour d'un personnage central, le plus souvent identifié par son rôle, par exemple, le détective dans le roman policier. Dans ce cas aussi, il faut remonter au XIXe siècle pour assister à la naissance du concept, incarné par la figure d'Auguste Dupin qu'Edgar Allan Poe met en scène dans trois nouvelles (la première étant Double assassinat dans la rue Morgue, de 1841) qui fondent le genre policier. Or les paradigmes de Balzac et de Poe - auxquels il faudrait ajouter celui d'Emile Zola, fondé sur les lois de l'hérédité, et systématisé par l'arbre généalogique des Rougon-Macquart - relèvent d'une vision qui assigne à la littérature le rôle d'interroger la relation de l'individu au monde, au sein d'un système de valeurs que l'oeuvre instaure par la dialectique entre le particulier et le général (Balzac), ou par la démarche analytique déductive (Poe).
Au coeur de cette littérature qui s'érige au rang de forme de connaissance du réel se trouve le personnage récurrent. Non seulement il est doté du pouvoir de ne pas mourir symboliquement à la dernière page du livre, mais il acquiert surtout une profondeur psychologique nouvelle, qui donne chair à son être de papier.
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Andrea Del Lungo est maître de conférences de littérature française à l'université de Toulouse II-Le Mirail (Haute-Garonne), et membre de l'Institut universitaire de France.
venerdì 22 ottobre 2010
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