FROM LE FIGARO.FR
Par Paul-François Paoli
Sigmund Freud, accueilli par William C. Bullitt (qui lui donne le bras), ambassadeur des États-Unis, arrive à Paris en provenance de Vienne, le 5 Juin 1938. Crédits photo : Credit ©Rue des Archives/AGIP
L'historien de la psychanalyse Alain de Mijolla retrace les relations complexes qu'entretint le «sorcier viennois» avec les écrivains français de son temps.
Freud et la France 1885-1945. D'Alain de Mijolla; PUF, 948 p., 49 euros
Révolutionnaire dans le domaine de la maladie mentale, Sigmund Freud ne l'était guère dans celui de la création littéraire et il est parfois passé à côté de ce qui s'écrivait de plus novateur en France, pays dont il se méfiait parce qu'il n'avait pas accueilli ses théories avec enthousiasme. Il faut lire la somme que l'historien de la psychanalyse Alain de Mijolla consacre à l'aventure de Freud en France pour en avoir la confirmation détaillée. Dans ce livre touffu, parfois trop, Mijolla retrace en filigrane l'histoire des relations du «sorcier viennois» avec les écrivains français de son temps, depuis ses premiers séjours à Paris avant la Première Guerre mondiale jusqu'à son départ pour l'Angleterre, à la veille de la Seconde.
Venu pour la première fois à Paris à vingt-neuf ans en 1885, le jeune élève de Charcot à la Salpêtrière est angoissé par cette ville qui l'inquiète pour la violence potentielle qu'il croit sentir chez ses habitants. «Je crois qu'ils ignorent la pudeur et la peur. (…) C'est le peuple des épidémies psychiques, des convulsions historiques de masse et il n'a pas changé depuis le temps de Notre-Dame de Paris d'Hugo.» Une œuvre qu'il découvre après avoir été bouleversé par ce lieu. «Jamais je n'avais éprouvé une impression semblable à celle que j'ai ressentie en y entrant, ça c'est une église !»
D'une insatiable curiosité, Freud lit beaucoup : Voltaire, Balzac, Dumas, Maupassant, et il aime particulièrement La Tentation de saint Antoine de Flaubert. Il lit aussi La Dame aux camélias, mais la déconseille à sa sœur Anna. Trop morbide sans doute. Parmi les contemporains, il admire surtout Anatole France le voltairien, Zola le dreyfusard ; Jules Romains; et Romain Rolland, l'auteur de Jean-Christophe, qu'il vénère pour son pacifisme. Au fond, le théoricien de l'hystérie est un classique qui se méfie des passions et des excès en tout genre. Ainsi, après-guerre, passe-t-il complètement à côté de Céline, qui a si bien illustré la démence de l'instinct quand il se déchaîne.
« Moi qui suis si éloigné de l'art »
«J'ai entrepris de lire Le Voyage au bout de la nuit. (…) Je n'ai pas de goût pour cette peinture de la misère, pour la description de l'absurdité et du vide de notre vie actuelle… Je demande autre chose à l'art que du réalisme. Je le lis parce que vous désirez que je le fasse», écrit-il à Marie Bonaparte, qui va être la grande ambassadrice du freudisme en France. Céline «réaliste», quelle erreur de jugement ! Rien d'ailleurs n'est plus significatif de sa méfiance pour le romantisme que la distance qu'il garde à l'endroit des surréalistes, qui lui vouent un véritable culte.
Depuis André Breton en passant par René Crevel et Georges Bataille, on peut dire que ceux-ci ont popularisé son œuvre, en faisant du rêve une arme subversive et en montrant à quel point le rationalisme pouvait déprimer la vie. Mais Freud reste froid à leur endroit, comme en témoigne sa correspondance avec Breton. «Et maintenant un aveu que vous devez accueillir avec tolérance ! Bien que je reçoive tant de témoignages de l'intérêt que vous et vos amis portez à mes recherches, moi-même je ne suis pas en état de me rendre clair ce qu'est et ce que veut le surréalisme. Peut-être ne suis-je en rien fait pour le comprendre, moi qui suis si éloigné de l'art», lui écrit-il en 1932.
Tout se passe comme s'il craignait de vérifier chez les poètes contemporains ce qu'il pressentait de plus inquiétant en l'homme : la puissance d'Éros enchaînée à Thanatos. En 1923, il écrit à Romain Rolland : «Je conserverai jusqu'à la fin de mes jours le souvenir réjouissant d'avoir pu échanger un salut avec vous. Car votre nom est associé pour nous à la plus précieuse de toutes les belles illusions : celle de l'expansion de l'amour à toute l'humanité.» Quinze ans plus tard, fuyant l'Autriche en voie de nazification, il retrouve Paris pour quelques jours, avant de poursuivre son chemin en Angleterre où il mourra. Un pays qui avait mieux accueilli son travail qu'une France «cartésienne» qui s'est parfois méfiée de celui qu'elle a pris, à tort, pour un ennemi de la raison
Par Paul-François Paoli
Sigmund Freud, accueilli par William C. Bullitt (qui lui donne le bras), ambassadeur des États-Unis, arrive à Paris en provenance de Vienne, le 5 Juin 1938. Crédits photo : Credit ©Rue des Archives/AGIP
L'historien de la psychanalyse Alain de Mijolla retrace les relations complexes qu'entretint le «sorcier viennois» avec les écrivains français de son temps.
Freud et la France 1885-1945. D'Alain de Mijolla; PUF, 948 p., 49 euros
Révolutionnaire dans le domaine de la maladie mentale, Sigmund Freud ne l'était guère dans celui de la création littéraire et il est parfois passé à côté de ce qui s'écrivait de plus novateur en France, pays dont il se méfiait parce qu'il n'avait pas accueilli ses théories avec enthousiasme. Il faut lire la somme que l'historien de la psychanalyse Alain de Mijolla consacre à l'aventure de Freud en France pour en avoir la confirmation détaillée. Dans ce livre touffu, parfois trop, Mijolla retrace en filigrane l'histoire des relations du «sorcier viennois» avec les écrivains français de son temps, depuis ses premiers séjours à Paris avant la Première Guerre mondiale jusqu'à son départ pour l'Angleterre, à la veille de la Seconde.
Venu pour la première fois à Paris à vingt-neuf ans en 1885, le jeune élève de Charcot à la Salpêtrière est angoissé par cette ville qui l'inquiète pour la violence potentielle qu'il croit sentir chez ses habitants. «Je crois qu'ils ignorent la pudeur et la peur. (…) C'est le peuple des épidémies psychiques, des convulsions historiques de masse et il n'a pas changé depuis le temps de Notre-Dame de Paris d'Hugo.» Une œuvre qu'il découvre après avoir été bouleversé par ce lieu. «Jamais je n'avais éprouvé une impression semblable à celle que j'ai ressentie en y entrant, ça c'est une église !»
D'une insatiable curiosité, Freud lit beaucoup : Voltaire, Balzac, Dumas, Maupassant, et il aime particulièrement La Tentation de saint Antoine de Flaubert. Il lit aussi La Dame aux camélias, mais la déconseille à sa sœur Anna. Trop morbide sans doute. Parmi les contemporains, il admire surtout Anatole France le voltairien, Zola le dreyfusard ; Jules Romains; et Romain Rolland, l'auteur de Jean-Christophe, qu'il vénère pour son pacifisme. Au fond, le théoricien de l'hystérie est un classique qui se méfie des passions et des excès en tout genre. Ainsi, après-guerre, passe-t-il complètement à côté de Céline, qui a si bien illustré la démence de l'instinct quand il se déchaîne.
« Moi qui suis si éloigné de l'art »
«J'ai entrepris de lire Le Voyage au bout de la nuit. (…) Je n'ai pas de goût pour cette peinture de la misère, pour la description de l'absurdité et du vide de notre vie actuelle… Je demande autre chose à l'art que du réalisme. Je le lis parce que vous désirez que je le fasse», écrit-il à Marie Bonaparte, qui va être la grande ambassadrice du freudisme en France. Céline «réaliste», quelle erreur de jugement ! Rien d'ailleurs n'est plus significatif de sa méfiance pour le romantisme que la distance qu'il garde à l'endroit des surréalistes, qui lui vouent un véritable culte.
Depuis André Breton en passant par René Crevel et Georges Bataille, on peut dire que ceux-ci ont popularisé son œuvre, en faisant du rêve une arme subversive et en montrant à quel point le rationalisme pouvait déprimer la vie. Mais Freud reste froid à leur endroit, comme en témoigne sa correspondance avec Breton. «Et maintenant un aveu que vous devez accueillir avec tolérance ! Bien que je reçoive tant de témoignages de l'intérêt que vous et vos amis portez à mes recherches, moi-même je ne suis pas en état de me rendre clair ce qu'est et ce que veut le surréalisme. Peut-être ne suis-je en rien fait pour le comprendre, moi qui suis si éloigné de l'art», lui écrit-il en 1932.
Tout se passe comme s'il craignait de vérifier chez les poètes contemporains ce qu'il pressentait de plus inquiétant en l'homme : la puissance d'Éros enchaînée à Thanatos. En 1923, il écrit à Romain Rolland : «Je conserverai jusqu'à la fin de mes jours le souvenir réjouissant d'avoir pu échanger un salut avec vous. Car votre nom est associé pour nous à la plus précieuse de toutes les belles illusions : celle de l'expansion de l'amour à toute l'humanité.» Quinze ans plus tard, fuyant l'Autriche en voie de nazification, il retrouve Paris pour quelques jours, avant de poursuivre son chemin en Angleterre où il mourra. Un pays qui avait mieux accueilli son travail qu'une France «cartésienne» qui s'est parfois méfiée de celui qu'elle a pris, à tort, pour un ennemi de la raison
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