Le maître, l'esclave et le petit procureur
Mohammed Aïssaoui, L'affaire de l'esclave Furcy
Par Françoise Chandernagor
08/04/2010 Mise à jour : 15:09 Réagir
L'affaire de l'esclave Furcy de Mohammed Aïssaoui - Un procès opposa pendant vingt-sept ans Furcy, esclave à l'île Bourbon, à son maître, qui prétendait le maintenir en servitude. Une histoire bouleversante.
Mohammed Aïssaoui, journaliste au Figaro Littéraire, a le goût de l'archive. Le goût des heures passées, dans le silence des bibliothèques, à «tamiser» des centaines de manuscrits pour n'en retenir que quelques paillettes:deux ou trois lignes «utiles» - les joies du chercheur sont des joies d'orpailleur… C'est ainsi qu'en 2005 Aïssaoui a trouvé une pépite : les dossiers d'un petit procureur sous la Restauration, récemment vendus à Drouot. De cette découverte est né un livre, à la fois récit de plusieurs années d'enquête et chronique, à peine romancée, de l'affaire Furcy:un procès qui opposa pendant vingt-sept ans Furcy, esclave à l'île Bourbon (la Réunion), au maître qui prétendait le maintenir en servitude. Pour avoir simplement osé porter le litige devant les tribunaux de l'île, ce jeune homme déterminé - qui disait être «né libre» d'une mère elle-même «libérée» - fut faussement déclaré marron (c'est-à-dire en fuite), mis aux fers et déporté loin des siens pendant dix-huit ans. Jamais, pourtant, il ne cessa de se battre; et, grâce au petit procureur (promptement sanctionné, lui, par un renvoi en métropole) ainsi qu'à des réseaux abolitionnistes actifs sur le sol français, l'affaire monta jusqu'à la Cour de cassation. Laquelle, en 1843, cinq ans avant l'abolition, donna raison à l'esclave enchaîné contre le maître abusif.
Rare et magnifique histoire, même si, de la vie de Furcy avant et après le procès, nous ne savons presque rien. Comme le rappelle Mohammed Aïssaoui, «l'histoire de l'esclavage est une histoire sans archives ». Ce qui rend d'autant plus passionnant le procès Furcy, avec toutes ses pièces et plaidoiries. Passionnant pour l'historien, mais aussi pour les descendants d'esclaves, car il remet en lumière une réalité oubliée, niée même par certains:l'esclavage indien.
Furcy, précisons-le, n'était pas africain ; sa mère était indienne, née à Chandernagor, au bord du Gange, et achetée à l'âge de neuf ans. À l'époque du procès, il y avait à la Réunion seize mille esclaves indiens - pour la plupart des Indiens du Sud, achetés ou enlevés dans le Deccan et sur la côte de Malabar. Seize mille, c'était alors plus du tiers de la population asservie dans l'île. Pourtant, quand j'exposais qu'au XVIIIe siècle mon ancêtre « Bengale » (il ne reçut le nom de Chandernagor qu'en France, lors de sa libération), esclave né à la Réunion, était d'origine indienne (son certificat de baptême en fait foi), il arrivait qu'on m'opposât péremptoirement qu'il n'y avait eu que des esclaves africains, jamais d'esclaves indiens. Or, toutes les pièces de l'affaire Furcy le prouvent : bien qu'en Inde la traite n'ait jamais été autorisée par le roi, de nombreux Indiens furent réduits en esclavage; et des règlements de police locaux, à Pondichéry, Chandernagor et ailleurs, entérinaient cet état de fait.
«Nul n'est esclave en France»
Le procès Furcy éclaire également une autre vérité, que je rencontrais dans ma propre histoire familiale mais que la mode conduisait certains historiens à relativiser:bien avant l'abolition de l'esclavage, les juges de la métropole appliquaient la maxime:«Nul n'est esclave en France.» Certes, sous la pression des planteurs, on avait introduit, entre 1777 et 1789, de multiples dérogations, mais ce principe, qui faisait du sol français une terre de liberté, restait la règle. Plusieurs fois rappelé au XVIIIe siècle par la Cour de l'Amirauté, il constitua, en 1843, le fondement juridique de la décision de la Cour de cassation; la mère de Furcy, encore enfant, amenée à Lorient par ses maîtres, avait touché le sol de la métropole; et même si, par la suite, elle avait été rembarquée pour la Réunion et était restée sur la plantation, le seul fait qu'elle eût vécu en France suffisait, sans autre procédure, à la rendre libre - fût-ce à son insu. Comme le rappelait l'avocat de Furcy devant la Cour, «l'esclave qui touche le sol de France devient libre, de plein droit, et pour toujours».
Cette affaire bouleversante et exemplaire, sachons gré à Mohammed Aïssaoui de nous l'avoir révélée et de l'avoir abordée avec modération et modestie. Il le dit:il n'est pas historien, son récit peut comporter des inexactitudes. Il le dit aussi : il ne prétend juger aucun des protagonistes, surtout pas «avec des lunettes d'aujourd'hui». «Qu'aurais-je fait à leur place?, écrit-il. Dans ma propre généalogie il a pu exister des négriers, des trafiquants d'esclaves : les Arabes et les musulmans ont été parmi les pires esclavagistes. Dans cette histoire-là, mon histoire, il y a des silences… Sommes-nous responsables de nos pères ?»
Non, pas plus que nous ne devons nous prévaloir des exploits ou des souffrances de nos aïeux, nous n'avons à expier leurs péchés. On n'hérite ni des mérites ni des crimes. Lesquels ne relèvent que de l'histoire, mais d'une histoire qui ose enfin éclairer ses propres souterrains.
POUR ACHETER LE LIVRE :
L'affaire de l'esclave Furcy, de Mohammed Aïssaoui, Gallimard, 16,06€
Mohammed Aïssaoui, L'affaire de l'esclave Furcy
Par Françoise Chandernagor
08/04/2010 Mise à jour : 15:09 Réagir
L'affaire de l'esclave Furcy de Mohammed Aïssaoui - Un procès opposa pendant vingt-sept ans Furcy, esclave à l'île Bourbon, à son maître, qui prétendait le maintenir en servitude. Une histoire bouleversante.
Mohammed Aïssaoui, journaliste au Figaro Littéraire, a le goût de l'archive. Le goût des heures passées, dans le silence des bibliothèques, à «tamiser» des centaines de manuscrits pour n'en retenir que quelques paillettes:deux ou trois lignes «utiles» - les joies du chercheur sont des joies d'orpailleur… C'est ainsi qu'en 2005 Aïssaoui a trouvé une pépite : les dossiers d'un petit procureur sous la Restauration, récemment vendus à Drouot. De cette découverte est né un livre, à la fois récit de plusieurs années d'enquête et chronique, à peine romancée, de l'affaire Furcy:un procès qui opposa pendant vingt-sept ans Furcy, esclave à l'île Bourbon (la Réunion), au maître qui prétendait le maintenir en servitude. Pour avoir simplement osé porter le litige devant les tribunaux de l'île, ce jeune homme déterminé - qui disait être «né libre» d'une mère elle-même «libérée» - fut faussement déclaré marron (c'est-à-dire en fuite), mis aux fers et déporté loin des siens pendant dix-huit ans. Jamais, pourtant, il ne cessa de se battre; et, grâce au petit procureur (promptement sanctionné, lui, par un renvoi en métropole) ainsi qu'à des réseaux abolitionnistes actifs sur le sol français, l'affaire monta jusqu'à la Cour de cassation. Laquelle, en 1843, cinq ans avant l'abolition, donna raison à l'esclave enchaîné contre le maître abusif.
Rare et magnifique histoire, même si, de la vie de Furcy avant et après le procès, nous ne savons presque rien. Comme le rappelle Mohammed Aïssaoui, «l'histoire de l'esclavage est une histoire sans archives ». Ce qui rend d'autant plus passionnant le procès Furcy, avec toutes ses pièces et plaidoiries. Passionnant pour l'historien, mais aussi pour les descendants d'esclaves, car il remet en lumière une réalité oubliée, niée même par certains:l'esclavage indien.
Furcy, précisons-le, n'était pas africain ; sa mère était indienne, née à Chandernagor, au bord du Gange, et achetée à l'âge de neuf ans. À l'époque du procès, il y avait à la Réunion seize mille esclaves indiens - pour la plupart des Indiens du Sud, achetés ou enlevés dans le Deccan et sur la côte de Malabar. Seize mille, c'était alors plus du tiers de la population asservie dans l'île. Pourtant, quand j'exposais qu'au XVIIIe siècle mon ancêtre « Bengale » (il ne reçut le nom de Chandernagor qu'en France, lors de sa libération), esclave né à la Réunion, était d'origine indienne (son certificat de baptême en fait foi), il arrivait qu'on m'opposât péremptoirement qu'il n'y avait eu que des esclaves africains, jamais d'esclaves indiens. Or, toutes les pièces de l'affaire Furcy le prouvent : bien qu'en Inde la traite n'ait jamais été autorisée par le roi, de nombreux Indiens furent réduits en esclavage; et des règlements de police locaux, à Pondichéry, Chandernagor et ailleurs, entérinaient cet état de fait.
«Nul n'est esclave en France»
Le procès Furcy éclaire également une autre vérité, que je rencontrais dans ma propre histoire familiale mais que la mode conduisait certains historiens à relativiser:bien avant l'abolition de l'esclavage, les juges de la métropole appliquaient la maxime:«Nul n'est esclave en France.» Certes, sous la pression des planteurs, on avait introduit, entre 1777 et 1789, de multiples dérogations, mais ce principe, qui faisait du sol français une terre de liberté, restait la règle. Plusieurs fois rappelé au XVIIIe siècle par la Cour de l'Amirauté, il constitua, en 1843, le fondement juridique de la décision de la Cour de cassation; la mère de Furcy, encore enfant, amenée à Lorient par ses maîtres, avait touché le sol de la métropole; et même si, par la suite, elle avait été rembarquée pour la Réunion et était restée sur la plantation, le seul fait qu'elle eût vécu en France suffisait, sans autre procédure, à la rendre libre - fût-ce à son insu. Comme le rappelait l'avocat de Furcy devant la Cour, «l'esclave qui touche le sol de France devient libre, de plein droit, et pour toujours».
Cette affaire bouleversante et exemplaire, sachons gré à Mohammed Aïssaoui de nous l'avoir révélée et de l'avoir abordée avec modération et modestie. Il le dit:il n'est pas historien, son récit peut comporter des inexactitudes. Il le dit aussi : il ne prétend juger aucun des protagonistes, surtout pas «avec des lunettes d'aujourd'hui». «Qu'aurais-je fait à leur place?, écrit-il. Dans ma propre généalogie il a pu exister des négriers, des trafiquants d'esclaves : les Arabes et les musulmans ont été parmi les pires esclavagistes. Dans cette histoire-là, mon histoire, il y a des silences… Sommes-nous responsables de nos pères ?»
Non, pas plus que nous ne devons nous prévaloir des exploits ou des souffrances de nos aïeux, nous n'avons à expier leurs péchés. On n'hérite ni des mérites ni des crimes. Lesquels ne relèvent que de l'histoire, mais d'une histoire qui ose enfin éclairer ses propres souterrains.
POUR ACHETER LE LIVRE :
L'affaire de l'esclave Furcy, de Mohammed Aïssaoui, Gallimard, 16,06€
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